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Les baisers qui restent sur la peau

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J’étais dans la cuisine quand il m’a appelée. Je ne sais plus ce que je faisais exactement. Remplir le lave-vaisselle ? Émincer un oignon ? Rien de passionnant en tout cas. Depuis sa chambre, il m’a ordonné : « maman ! Viens voir ce que j’ai fait ! » J’étais agacée en le rejoignant parce qu’il interrompait pour la cinquième fois en trois minutes une corvée que j’avais hâte de terminer. Je l’ai trouvé juché sur la cantine verte, celle qui servait déjà de coffre à jouets dans ma chambre d’enfant. Grâce à cette escalade, il avait pu ouvrir grand la fenêtre. Sous lui s’étendaient environ 20 mètres de vide jusqu’à la route. Paniquée, j’ai crié : « descends de là tout de suite ! C’est très dangereux ! » Il a pris ma peur pour de la colère. il était penaud mais il ne comprenait pas pourquoi. J’ai l’impression qu’il s’attendait à ce que je le félicite pour son ingéniosité.  Il a balbutié : « mais moi je voulais me pencher pour voir les voitures et les gens tout en bas dans la rue » Mais moi je voulais me pencher… Mais moi je voulais me pencher… Ah ! Putain de bordel de merde ! Et si, au lieu de venir immédiatement, je m’étais contentée de lui répondre : « attend ! J’arrive dans une minute », pour finir d’émincer un oignon ou de remplir le lave-vaisselle… Je lisais d’ici le fait divers dans le journal : « un enfant de trois ans a fait une chute du septième étage. Sa mère, présente,, est arrivée trop tard. D’après les premiers éléments de l’enquête le petit garçon voulait seulement regarder les voitures et les piétons. » J’ai inspiré profondément car mon imagination s’emballait. J’en arrivais à visualiser le moment où je devais reconnaître formellement son petit corps écrasé sur la chaussée. J’ai rapidement fermé la fenêtre.

Depuis quelques mois, quand mon fils croit que je lui en veux, il commence par dire « je veux aller dans les bras de maman », puis il réclame un « bisou coeur ». Il a trouvé cette expression dans un bouquin gnangnan intitulé Lapin Bisou*. C’est le soir, Lapin Câlin est dans son lit. Maman Lapin et lui se font des bisous avant de dormir : des « bisous collier » dans le cou, des « bisous secrets » qui chatouillent dans les oreilles, etc. A la fin, grâce à son rouge à lèvres, « Maman Coquine dépose vite un dernier bisou sur la joue de Lapin Câlin. Un bisou coeur pour toute la nuit ». Je mets du rouge à lèvres environ deux fois par an, mais lorsque j’ai lu ce livre à mon fils pour la première fois, j’ai imité Maman Lapin Coquine. Vers les dernières pages, tandis que mon amoureux détaillait l’une des images, je me suis éclipsée quelques secondes le temps d’appliquer le maquillage. Le minot n’a pas vu la différence dans la pénombre. ll a voulu se lever pour vérifier, devant un miroir, qu’il avait une trace rouge sur la joue comme Lapin Câlin. Il a éclaté de rire en la découvrant. Ensuite, mystérieusement, la peinture sur les lèvres est devenue inutile. Quand je l’embrasse parce qu’il a réclamé un bisou coeur, il montre sa peau immaculée et s’écrit : « regarde, ça fait un coeur ! Il est là le coeur ! ». Il donne l’impression de le distinguer réellement.

Je l’ai pris dans mes bras puis j’ai essayé de lui expliquer que je n’étais pas en colère. Personne ne lui avait interdit de monter sur cette cantine (il ne l’avait jamais fait auparavant) ni d’ouvrir la fenêtre (aucune fenêtre n’est à sa hauteur dans l’appartement, théoriquement). Je comprenais très bien qu’il ait envie de mieux voir la rue depuis sa chambre. Le problème c’est qu’il risquait… euh… de mourir ? Concept trop flou à son âge. De se faire très mal ? Pas assez fort. De se faire un bobo si gros qu’il n’aurait plus jamais la possibilité d’avoir des bobos ensuite ? Hum, énoncée ainsi, l’idée pourrait presque lui plaire. Bref, j’ai bataillé pour trouver des termes clairs pour lui. Je ne saurais dire si j’y suis parvenue, ne serait-ce qu’un tout petit peu. Vers midi, à son retour du boulot, mon amoureux m’a rappelé l’existence de la voisine dans la maison d’en face. A notre arrivée, depuis notre terrasse, nous voyions tout le temps deux touts petits, l’un en couche-culotte (âgé d’environ un an) et l’autre nu (probablement en plein apprentissage de la propreté diurne), à la fenêtre, penchés au dessus de la rue. Leur mère n’intervenait que s’ils se mettaient à lancer leurs jouets sur les passants. Oui, on pourrait aussi faire confiance à la sélection naturelle. Les plus chanceux ou les moins intrépides survivent… (« Les familles, l’été venu, se dirigent vers la mer en y emmenant leurs enfants dans l’espoir souvent déçu de noyer les plus laids… »)** D’ailleurs, ils étaient assez moches nous ne les avons plus vus depuis au moins un an. J’espère que c’est simplement parce que cette famille a déménagé…

Cette frayeur m’en a évoqué une autre, relativement ancienne. J’étais également occupée puisque j’avais littéralement un truc sur le feu (une bechamel, précision parfaitement inutile si ce n’est que cette sauce nécessite une attention constante). Mon fils courait dans la maison. Je venais de lui ordonner d’arrêter et d’aller plutôt ranger sa chambre quand j’ai entendu un grand bruit suivi de pleurs. Je suppose qu’il a trébuché sur son tapis de jouets. Mon amoureux est rentré au même moment. Ensemble, nous lui avons demandé où il s’était fait mal. Il a montré une trace rouge sans gravité sur sa joue. Il a beaucoup pleuré mais cela ne l’a pas empêché, ensuite, de faire du toboggan et du tourniquet dans le parc voisin. A l’heure du repas, il répétait : « non ! Non ! » en geignant avant d’envoyer valser son assiette. Nous avons perdu patience, sans crier ni taper, mais en lui reprochant sèchement d’être contrariant exprès. J’ai enfin compris que la situation était sérieuse quand il a refusé de toucher à son yaourt. Mon fils adore les laitages sous toutes leurs formes. Depuis sa naissance, il n’a refusé un produit laitier qu’à deux reprises parce qu’il avait 40° de fièvre. Son front n’était pas du tout chaud cette fois-ci. En revanche, de sa main, il touchait l’arrière de sa tête. J’ai écarté sa menotte, puis sa tignasse de boucles et j’ai commencé à entrapercevoir une plaie sur son crâne. Comme dans un film d’horreur, elle s’élargissait, sanguinolente, à mesure que j’écartais ses cheveux. Mon amoureux, livide, s’est mis à respirer bruyamment. Je sais qu’il ne supporte pas la vue du sang donc je l’ai invité à reprendre ses esprit dans la pièce voisine. Pour ma part, normalement, le sang me fait autant d’effet que du ketchup mis à part que ça a l’avantage d’être moins pégueux. Même à jeun, je peux regarder une aiguille aspirer le contenu d’une de mes veines sans éprouver quoi que ce soit d’autre que de l’ennui. Pourtant, cette fois-ci, la nausée m’a envahie. Tout mon corps m’indiquait la venue imminente d’un malaise, alors j’ai décrété : « on va aux urgences, sinon on va s’évanouir tous les deux de toute façon ». Dans le taxi, nous murmurions nos excuses à notre enfant pour l’avoir grondé alors qu’il souffrait. L’histoire a connu une fin heureuse… Enfin, un an et demi après, je suppose que le risque de traumatisme crânien peut être définitivement écarté. En revanche, je me demande toujours ce qui restera lorsque le temps aura enfoui sa petite enfance dans son inconscient : l’incompréhension de ses parents alors qu’il avait besoin d’aide, ou leurs justifications maladroites ?

J’aurais pu prévoir qu’un jour ou l’autre, il grimperait sur cette cantine. J’aurais dû l’examiner attentivement après sa chute. Mais à quoi bon culpabiliser… Je suis davantage gênée par le point commun essentiel entre l’accident évité de justesse et celui qui s’est déjà produit. Dans les deux cas, je ne prêtais pas attention à mon fils, et ce pour des raisons sans importance, au bout du compte. Il ne faudrait pas que j’oublie que ce que je redoute, ce n’est pas d’être sans emploi, bloquée entre le lave-vaisselle et la plaque de cuisson. Aussi longue qu’elle puisse paraître, cette situation est nécessairement temporaire. Mon cauchemar serait surtout de devenir une ménagère aigrie qui envoie balader son compagnon et son fils à cause d’une énième tasse de café oubliée sur un bureau, d’une chambre mal rangée, d’un repas à cuisiner, ou d’une journée de corvées. (Je caricature exprès ma situation. Elle est loin d’être aussi abominable puisque mon compagnon prend tout en charge le week-end et m’aide dés qu’il le peut. Sinon d’ailleurs, je n’aurais pas assez de temps libre pour faire du sport ni pour écrire.) Bref, c’est ma vie qui me fatigue parfois, ils n’y sont pour rien ou pour si peu. La majeure partie du temps, ils allègent mon existence. Et puis ou avant tout, je dois me rappeler de la réalité des « bisous coeur ». Mon petit prince n’a pas encore pu rencontrer de renard et pourtant, lui, il a déjà compris que l’essentiel était invisible pour les yeux.

* Emile Jadoul, l’École des loisirs

** Alphonse Allais

10 commentaires sur “Les baisers qui restent sur la peau

    1. Hey merci Lily ! Sans mail ni commentaire de toi depuis longtemps, d’une certaine manière, tu me manquais aussi.
      Je suis en plein déménagement / emménagement / travaux / rendez-vous et formulaires pour devenir auto-entrepreneur, bref, dans une période agitée et stressante, mais cependant prometteuse (enfin j’espère).
      L’écriture me manque alors j’ai hâte de revenir.
      Aujourd’hui, j’ai eu un nouvel ordinateur, qui ne surchauffe pas en me brûlant les genoux et qui ne plante pas au bout d’une demi-heure. Je tiens à tapoter longuement sur ce clavier tout neuf dés que possible.
      Je t’embrasse.

  1. J’habite au 9e étage et j’ai, régulièrement, des crises d’angoisse à l’idée qu’un des enfants…

    Bref.

    C’est comme ça. Quoi qu’on fasse on ne peut pas passer 24 h / 24 à être sur-vigileants. On ne peut pas tout comprendre de leurs besoins à tous les coups.

    En revanche quand on sent que ce sont nos émotions (peur, colère, agacement, etc) qui prennent le dessus, on peut prendre quelques secondes pour respirer, changer de perspective, reformuler, etc.

    Et je suis sûre que tu le fais très bien.

    Quant à l’essentiel, oui, ils y arrivent mieux que nous, parfois. Et cette aspiration à un autre quotidien te motivera à le fabriquer, j’en suis sûre. A vos rythmes.

    Je t’embrasse fort.

    1. Je viens tout juste d’emménager dans un appartement en rez-de-chaussée avec une terrasse bien protégée. Dans l’ancien appartement, je me disais : « au moins, là-bas, il n’y aura aucun danger pour mon fils ». Ouais… Mais il y a un étage dans cet appartement et hier, alors que j’étendais le linge sur la terrasse, je l’ai vu au-dessus de moi, assis sur le rebord de la fenêtre (il avait escaladé le radiateur) : aaaaahhhhhhh ! Pourtant, je n’ai pas un gamin casse-cou. Sa maîtresse a bien noté qu’il ne se mettait jamais en danger. Dans le parc, quand il faut marcher sur une corde pour passer d’un toboggan à un autre, il tient à ce que je mette mes mains autour de lui alors qu’il y arrive très bien seul, mais bon.
      Je trouve que c’est d’ailleurs fou comme, avec un enfant, on s’aperçoit davantage de tous les dangers, du bord pointu de la table, de l’objet mal rangé sur lequel l’enfant risque de trébucher, du manche de la casserole d’eau bouillante trop proche du bord, etc. La vigilance 24h/24 est impossible, l’angoisse du pire 24h/24 est insupportable, alors oui, on fait pour le mieux en espérant que ça se passe relativement bien.
      En effet, j’ai l’impression qu’ils y arrivent mieux que nous parfois, et je crois sincèrement que de ce point de vue là, mon enfant modifie ma vision des choses et me ramène à une sorte d’essentiel non pragmatique, non matériel.

      Je t’embrasse fort également

  2. Ton message me fait penser à la lecture récente du livre de Marie Darrieussecq, Tom est mort (dont j’ai d’ailleurs parlé sur mon propre blog). Et à ces moments de vie, ces ruptures, où tout pourrait arriver. Cette uchronie que tu décris ici est sans doute imaginée par tous les parents, un jour.

  3. J’ai entendu parler de ce livre mais à ce jour, je ne l’ai pas encore lu (je me dis depuis longtemps qu’il faut que je lise un ouvrage de Marie Darrieussecq). Néanmoins, je crois que je vois exactement ce que tu veux dire. Si j’ai eu peu de commentaires suite à cet article, quelques personnes l’ont partagé sur FB et ensuite j’ai reçu des messages de parents. Ils m’écrivaient qu’ils se reconnaissaient tous dans mon texte. Par certains côtés, c’était très rassurant. Sur le moment, j’avais l’impression d’avoir été une mère inattentive et trop peu sérieuse. Grâce à ces témoignages, j’ai pu relativiser mes erreurs tout en ayant davantage conscience de la banalité angoissante de ce type de situation.

  4. J’aime beaucoup cette vision de parent derrière ces accidents, et bien révélatrice de l’inquiétude sous-jacente à toutes les actions de leurs enfants.  » je ne prêtais pas attention à mon fils », même si c’est vrai, je trouve que ce sont des paroles dures, parce qu’en étant humain on ne peut pas être partout à la fois, et fatalement des accidents se produisent (ou peuvent se produire). Les parents se jugent toujours si fort. Une des raisons pour lesquelles je ne veux pas d’enfant, c’est que je ne veux pas ressentir cette angoisse omniprésente, ce doute permanent de mon rôle dans une éducation. Je ne juge absolument pas les autres pour faire ce choix, mais moi je n’en ai pas la force.
    Contente de lire (et d’une lecture très agréable) que ces histoires ont une fin heureuse, même si j’imagine qu’il vous en fera voir encore des vertes et des pas mûres pendant un bout de temps 😉

    1. Je ne voulais pas d’enfant non plus, essentiellement pour cette raison là. Et puis à 30 ans, sans doute influencée par les articles de presse (attention, après ça devient difficile, ça se passe mal, etc.) et par mes amies enceintes les unes après les autres, j’ai décidé que c’était une expérience à vivre malgré tout. Je n’ai pas trop fait d’effort non plus. Je veux dire que si je n’avais pas eu d’enfant, je n’aurais pas essayé d’en avoir à tout prix et ça ne m’aurait pas empêché de vivre. J’ai accepté que ce soit possible, rien d’autre. Il se trouve que j’ai été enceinte facilement et plus rapidement que ce que j’imaginais. Pendant toute la grossesse, j’ai eu des doutes quant à ma capacité à supporter cette angoisse, cette responsabilité, etc. Quand j’ai vu mon fils, j’ai été convaincue que j’avais eu raison. Je sais bien que je ne suis pas la seule dans ce cas et je ne cherche pas non plus à obliger qui que ce soit à m’imiter. Simplement, à ce jour, je crois que l’amour que je lui porte était tellement inimaginable avant que je le vive que cette angoisse omniprésente en valait la peine. S’il y a un choix que je ne regrette pas maintenant, c’est bien celui-là. Je pense aussi que je ne l’aurais pas su sans prendre ce risque. Et que d’autres ne ressentiraient pas forcément la même chose. Par ailleurs oui, je crois que c’est loin d’être terminé ! 🙂

  5. Qui sait, peut être que vers 30 ans ça viendra me titiller (pour le moment c’est zéro effet !). Ne jamais dire jamais… Je ne doute pas qu’un lien très fort unit les parents aux enfants, et que l’amour que l’on peut ressentir pour sa progéniture n’a aucun égal. Mais même en sachant cela, je n’en ai pas envie. Dans tous les cas tant mieux si ce choix te convient à ravir, c’est quand même le but ! Quelle aventure ce doit être 🙂

  6. Je suis à peu près sure qu’une personne qui ne s’épanouit pas dans sa vie ne le fera pas mieux avec un enfant et je crois même que c’est malsain de compter là-dessus pour être heureux, heureuse, dans la vie. L’important est de choisir son mode de vie sans se sentir forcé à aller vers un type de quotidien en particulier (genre je dois avoir un enfant sinon je ne suis pas une femme complète, c’est idiot selon moi). J’avais essayé de dire un peu tout ça dans cet article

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