Est-ce d’avoir trop ri que leur voix se lézarde quand ils parlent d’hier Et d’avoir trop pleuré que des larmes encore leur perlent aux paupières
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Chaque été, nous accueillons des personnes âgées. L’an dernier, je sais que la chaleur était quasiment insupportable à cette période de l’année, puisqu’elles descendaient toutes à la bibliothèque pour se rafraîchir. Désormais, elles y viennent – moins nombreuses – pour lire. Elles ont des souhaits particuliers “je veux un roman qui soit drôle parce que la vie est déjà bien assez triste comme ça, et écrit très gros parce que j’y vois mal”. Et c’est alors que je m’aperçois que la littérature est généralement triste, ici en tout cas. Si enfin je trouve un livre qui semble divertissant, il est écrit trop petit pour leurs yeux troubles. Il m’arrive de penser qu’il serait bon d’avoir quelques livres de la Bibliothèque Rose pour ces dames (les messieurs présents ne souhaitent pas lire). Il n’y aucun mépris dans cette idée, car moi aussi j’ai parfois besoin d’un pur divertissement “qui ne me fait pas réfléchir, qui ne me pose aucun problème” comme l’écrivait Pascal (était-ce bien Pascal ?), moins souvent qu’elles, mais va savoir lorsque j’aurais un corps tordu et douloureux et des pupilles ternies par une longue vie… Il y a une autre catégorie de vieilles femmes, au regard acéré et perçant, aussi effilé que leurs langues de vipères. Aigries, amères, elles se plaignent de chacun et de tout. Je me suis rendue compte que les personnes âgées que j’aimais bien avaient quelque chose en commun : la douceur. Leur visage semble fondre comme le vieux papier, parcheminé, ondulé, mais doux au regard, leur odeur est un peu la même d’ailleurs, celle des sous-sol frais et humides, du renfermé. En fait elles sont attachantes comme le sont les enfants, parce qu’elles ont besoin d’une présence et d’un soutien…
La lumière faisait briller ses boucles argentées et son visage scintillait de sueur lorsque je l’ai rencontrée, la mamie. Elle était en face d’un immeuble proche du mien, concentrée sur la porte, comme un technicien face à une machine inconnue et complexe. Je l’ai regardée, intriguée. D’une voix hésitante, elle a murmuré : “Excusez-moi, vous savez qui habite là-dedans ?” “Non”. “Vous ne pourriez pas me faire entrer ?” “Je n’habite pas ici… Il y a un interphone, on n’entre pas comme on veut.” Elle a poussé un soupir interminable, puis devant mon expression interrogative, elle m’a expliqué sa situation, très lentement, en cherchant ses mots… “Je me demande si j’habite ici. Je suis sortie de chez moi pour profiter du soleil, j’ai marché, et ensuite j’ai voulu rentrer… Et je crois que je me suis perdue”. “Mais vous pensez que vous habitez ici ?” “C’est à dire que j’habite devant une pharmacie. D’habitude je retrouve mon appartement quand je vois la pharmacie. Il y a une pharmacie juste ici, voyez…”. “Comment vous vous appelez ?” Son regard se perd dans le vague, à travers les murs… “Est-ce que vous avez des papiers ? Une carte d’identité ?” Je peux presque voir tourner les rouages de son cerveau pendant qu’elle cherche à donner un sens à ces mots, puis l’éclair de compréhension, elle fouille dans son sac et me tend un portefeuille élimé dans lequel je découvre son nom. Il ne fait pas partie de ceux écrits à l’entrée de l’immeuble. Dans l’annuaire, une seule personne porte son nom mais il s’agit d’un homme… “Ah c’est le prénom de mon fils !” J’appelle donc celui-ci afin qu’il vienne la chercher. En voyant son expression lorsqu’il arrive quelques minutes plus tard, je comprends que ce n’est pas la première fois qu’il doit partir à la recherche de sa mère perdue. Elle entre dans la voiture en claudiquant, perdant tour à tour son sac à main et sa canne… Pendant que le véhicule s’éloigne, elle me fixe sans me voir… En sécurité, mais encore égarée…
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