Il y a ces moments, comme ce matin par exemple, où je flotte plus que je ne marche, je me sens plus jolie, plus sure de moi, plus satisfaite pour rien du tout. Partout, les gens me répètent que j’ai l’air “vraiment bien”, “joyeuse”, etc. Parfois j’ai presque l’impression qu’il m’ordonnent : ‘tu es heureuse, ne discute pas”. C’est presque vrai d’ailleurs. Enfin, ce matin par exemple, oui, je me sentais pleinement heureuse en marchant dans cette vilaine banlieue où je travaille. Même les poubelles pourraient me sembler poétique, quand je me sens comme ça. Et puis, il y a les instants où j’ai la gorge serrée et l’amertume nichée dedans – quand on a envie de pleurer et que ça ne vient pas, quand on a envie d’écrire et que les mots sont introuvables, quand on voudrait dire quelque chose à quelqu’un mais on parle d’autre chose finalement… – une impression de manque et de non dit au contenu indéfinissable. C’est très agaçant. Comme d’avoir un moustique qui bourdonne autour de mes oreille, la nuit, pendant que j’essaie de dormir, mais il est impossible de le tuer. Dans ces moments là, je dois avoir l’expression de mon père le jour où il a voulu monter un meuble Ikea, dont ma mère avait perdu le mode d’emploi. Il y avait tous ces morceaux éparpillés autour de lui, il les contemplait avec un air à la fois inquiet et perplexe. Il était assez ridicule. Le meuble était quasiment là, devant ses yeux, et pourtant pas tout à fait. Il manquait l’élément le plus important.
Dimanche, j’ai vu des petites étoiles, j’ai senti mes jambes plier lentement, j’ai dit “je vais m’évanouir”. Ma copine a crié : “ah non me fais pas ça ! Pourtant t’as mangé et t’as rien bu”. Oui mais bon, je ne m’évanouis pas toujours par hypoglycémie. Parfois, la raison se situe dans ma tête, malheureusement elle doit être dans une case à laquelle je n’ai pas accès. Quelques minutes plus tard, je vomissais dans le métro, morte de honte. Ensuite il y a eu le Monsieur des Transports Lyonnais : “vous pouvez sortir, je dois fermer” “J’aimerais bien mais je n’arrive plus à marcher”. Il m’a traîné par terre comme un sac avant de me déposer dans un coin qui puait l’urine juste derrière le rideau métallique qu’il a fermé en me disant “bonne nuit” d’un ton très bon enfant, pendant que je le contemplais d’un regard hagard. C’était un grand moment de solitude et de ridicule. Au bout d’une vingtaine de minutes, j’ai réussi à rentrer chez moi et tout allait très bien après. Il y a des petits signaux comme ça, qui disent qu’en fait, tout ne va pas si bien que ça. Pourtant, on dirait, vraiment.
Dans mon entreprise, je fais preuve d’une efficacité qui m’étonne moi-même. Je n’ai même plus l’air étonnée quand les gens me demandent de “gérer le chemin de fer”, car le jargon a été intégré très rapidement. Je prends en charge trois trucs à la fois, et finalement ça me plaît assez. Juchée sur mes tailleurs et mes escarpins, je vends mes qualités et mes idées révolutionnaires (oui c’est ironique) à un Monsieur très important et je m’aperçois que je commence à maîtriser les oraux et les entretiens avec une certaine dextérité dont je ne me serais jamais cru capable. Mon imagination déborde de projets et d’envies. Depuis mon arrivée dans cette ville, je continuais à rester mentalement aux côtés de mes amis d’avant mon déménagement. Maintenant il y a des gens auxquels je tiens ici, avec lesquels je passe des week-ends parfaits. Alors, oui, c’est vrai, ça va très bien. Sauf que.
La semaine dernière, je me suis perdue au milieu de la nuit. C’était drôle d’ailleurs, il était exactement deux heures du matin et dans mon baladeur il y avait 2AM de Thee More Shallows Je me souviens d’avoir constaté cette coïncidence, juste avant de réaliser que je ne savais plus où j’étais. En face de moi, il y avait un pont. J’y suis allée. J’ai allumé une cigarette en regardant les lumières de la ville en face et les reflets sur le fleuve juste en dessous. A cet instant là, un sentiment assez bizarre a commencé à émerger, quelque chose qui se traduirait en mots par : en fait ça m’est complètement égal d’être perdue, et même de ne jamais rentrer chez moi, je pourrais très bien rester ici toute la nuit, je m’en fous de devoir travailler demain matin, c’est joli ici, j’y suis bien. Ce n’était pas de l’insouciance, il y avait quelque chose de mélancolique caché derrière, une sorte de gravité triste. Ma playlist aléatoire a enchaîné avec Teenage Winter de Saint Etienne. Cette chanson ne me paraîtra sans doute jamais aussi belle qu’à ce moment là. La voix de Sarah Cracknell coulait à l’intérieur de mon corps et cette musique toute douce s’accordait parfaitement avec la nuit…
Peut-être que c’est juste une histoire de “coquillage”. Tout est allé si vite. Il y a un mois, j’ignorais tout de l’avenir, je me sentais très seule dans cette ville, je me remettais péniblement de cette année lourde en travail, etc. Et puis du jour au lendemain, j’ai un stage que je pensais détester et qui s’avère agréable, un emploi prévu pour la rentrée, des amitiés naissantes, etc. Dans deux mois, j’aurais 25 ans, je ne serais plus étudiante, je serais en tailleur tous les jours… Je n’arrive pas encore tout à fait à réaliser, ou plutôt je ne me conçois pas ainsi. Question d’habitude ou de résignation, je ne voulais même plus imaginer qu’il m’était possible d’y arriver. A la limite, j’ai même dramatisé cet avenir là, parce qu’il me fallait bien aimer un peu mes incertitudes et tenter de faire de mon immaturité une qualité.
Alors la plupart du temps, je me laisse emporter par le mouvement et la joie de mes proches, parce que c’est vrai, j’y suis bien dans le tourbillon actuel, il est agréable. Mais de temps en temps, l’air de rien, il y a ce sentiment que quelque chose cloche, et une puissante envie de ne pas y aller, de ne pas bouger, de rester là sur le pont, avec la jolie musique, la nuit pleine de scintillements et cet avenir enfin tracé à proximité, avant que ça s’enlaidisse. Parce que là comme c’est maintenant, c’est parfait et comme je me connais, j’ai peur de tout salir après. Parce que même si tous les éléments paraissent être étalés devant moi, même si je sais que ça peut aboutir à ce dont j’ai envie, il faut encore pouvoir leur donner forme… Parce que même si j’arrive très bien à leur faire croire que désormais je maîtrise tout, je sens bien que l’essentiel m’échappera toujours.