Inexorablement, mademoiselle s’enfonce. Elle creuse toute seule le trou, lentement, en piétinant toujours au même endroit. Les chiens tournent en rond avant de se coucher, mademoiselle dessine des boucles parfaites autour du même point fixe, elle contourne l’obstacle mais ça ne l’empêche pas de se cogner. Pour ne plus y penser, elle aime bien, lorsqu’elle est seule chez elle, s’asseoir dans le petit recoin entre les deux murs, près de sa lampe rouge, de ses CD et de ses vinyles, là où repose la guitare. C’est une sorte d’abri, comme les tentes que se construisent les enfants, une mini-maison dans son appartement. Assise là, elle écoute des centaines de chansons en regardant la fenêtre. Elle se pose des questions fondamentales, comme le trajet pouvant la séparer de l’étoile qui la nargue, juste en face. Elle ne répond pas au téléphone, n’ouvre pas la porte, et ne se déplace que pour faire chauffer la bouilloire et réchauffer ensuite ses mains, toujours glacées, contre les tasses de thé. Elle a le sentiment qu’à cet endroit là, toutes les horloges s’arrêtent et personne ne pénètre.

Aujourd’hui, mademoiselle a eu une mauvaise note, rien de bien grave, rien qui ne soit pas rattrapable ultérieurement. Oui mais, c’est la première fois depuis toujours qu’elle se distingue en recevant ” la plus mauvaise note “, qui plus est dans un domaine professionnel, celui dans lequel elle est censée exercer plus tard. Elle pourrait essayer de bouger, de se réveiller, avant que les choses ne s’aggravent. Et pourtant, elle reste collée contre cette parois écaillée, elle essaie de comprendre pourquoi elle s’englue dans cette école depuis la rentrée. Elle se souvient de ce qu’elle a pensé lorsqu’elle a eu 18 à son mémoire il y a deux ans : ” maintenant c’est terminé, j’ai fini sur quelque chose de brillant, tant mieux, je ne ferais plus jamais d’étude “. Evidemment, elle a été bien obligée de continuer. Et c’est depuis que mademoiselle se trouve des prétextes pour justifier ses échecs. Deux ans à s’isoler de plus en plus souvent pour sortir du temps.

En réalité, il faut bien admettre que, sans doute, mademoiselle n’a plus vraiment envie d’arriver au bout de sa scolarité, parce que en dehors des motivations financières vitales et de la relative indépendance qui s’ensuit, le travail vers lequel elle se dirige ne l’intéresse pas, pas plus que ceux vers lesquels elle s’était précédemment orientée. Elle a peur du monde professionnel. Le peu qu’elle en connaît, c’est une pointeuse et des caisses, une usine, un service de restauration rapide, ou encore les plaintes répétées de ses parents. Elle ignore ce que c’est que la vocation. Elle ne supporte pas de s’imaginer passant sa vie dans une entreprise. Tous les chemins qui s’offrent à elle lui déplaisent. En fait elle a honte de ne plus faire partie des meilleurs, tout en ne désirant plus acquérir de diplômes. C’est pourquoi, dans son monde lumineux et mélodieux, là où personne ne lui rappelle que le temps lui est compté, elle bloque le processus. Elle fait semblant d’espérer un miracle, une sorte de vision claire et limpide d’un avenir vers lequel s’orienter. De temps en temps, il est vrai, elle ressent un drôle de truc, une sorte de montée d’adrénaline qui doit s’apparenter à un instinct de survie, ou plus banalement à une bouffée d’amour-propre. Alors, elle se dit qu’elle va surpasser son angoisse et foncer dans ce brouillard. Parfois elle y parvient, le temps d’un coup d’éclat, juste un instant pour rassurer son entourage… pour les autres toujours. Par conséquent, forcément, ça ne dure pas puisque, et c’est peut-être la seule chose qu’elle ait véritablement comprise ces dernières années, on ne peut réussir que pour soi-même. Alors elle retourne dans sa bulle, pendant qu’à l’extérieur filent les heures.

magritte - L'Empire des Lumières

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