Je crois que c’est une fatigue proche de l’épuisement.Tout tourbillonne et paraît étrange. Les couleurs des rues ressemblent aux lumières des phares des voitures la nuit, celles qui se reflètent sur une asphalte mouillée par la pluie. C’est un peu comme de regarder des illuminations quand les yeux pleurent. En fait, ça me rappelle aussi un paysage après une averse, lorsque l’herbe tellement verte et le ciel si lumineux que mon regard en souffre. En marchant je sens ce corps à la fois trop lourd à porter et étrangement léger. Le sol ne me paraît pas assez ferme, comme si chaque pas ne faisait que l’effleurer, et pourtant la fatigue s’appuie pesamment sur mes épaules. La lumière me fascine et m’agresse à la fois, le vent me frappe la figure mais la respiration me manque, bizarre condensé de vertige et d’assurance. Tout blesse puis glisse, je suis bercée par le mouvement général, immergée dans un temps déréglé. Dans ces moments là je suis anormalement attentive à de tout petits détails anodins, une fissure, une teinte différente, un éclat sur le pavé, l’expression sur le visage du passant croisé, le halo hésitant qui encercle la lune… Hypnotisée par des bribes et détachée de la totalité, mes perceptions deviennent aussi belles qu’éprouvantes. A l’intérieur également, tout se confond dans un mélange dissocié : les obligations, les envies, les sensations, les sentiments, les conversations, les visages, les souvenirs, les images, sucré-acide, doux-amer, fade-pimenté… Réfréner le flux, organiser le vécu, ordonner, ranger par catégorie ou par priorité, ça devient aussi difficile que de sortir d’une foule compacte qui m’emprisonnerait. Il y a tellement de formes et de couleurs qui se multiplient que le seul moyen de se frayer un chemin vers l’extérieur, ce serait de pouvoir voir l’ensemble d’en haut ou d’à côté. Or, étrangement, sans doute à cause de l’impression d’enfermement, mon premier réflexe consiste presque toujours à me coller contre les obstacles au lieu de prendre l’élan nécessaire pour les franchir, ce qui paraît aussi absurde que de se placer à quelques centimètres d’un tableau impressionniste en fixant une à une les tâches épaisses de couleurs, alors que paradoxalement, le seul moyen de comprendre et d’apprécier l’œuvre serait précisément de prendre du recul. Je voudrais essayer de me mettre à distance pour ne plus me laisser engloutir, poser un regard plus objectif sur tous les éléments de la réalité que je rends aliénants, décider qu’il n’est pas nécessaire de marquer au fer rouge tous ces détails qui ne sont finalement que des empreintes… Mais petit à petit, se crée une sorte de dépendance à ces déformations sensorielles, addiction amplifiée par l’habitude. Je me demande si toute cette agitation et ce kaléidoscope d’émotions sont plus joli vus de loin